Berthet One & Rachid Santaki, deux calibres de la plume

Entretien d'Ayoko Mensah avec Berthet One et Rachid Santaki

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Le premier est un as de la BD. Le second se lance dans le polar « made in banlieue » et fait un carton (1). Berthet One et Rachid Santaki ne sont pas seulement copains. Conscients de leur complémentarité, ils ont décidé de se donner de vrais coups de main professionnels. Résultat ? Berthet One croque les personnages du roman de Rachid et ce dernier lui donne les recettes du « street marketing » (2). Rencontre avec deux artistes bien décidés à dynamiter les catégories.

D’ici quelques mois, Berthet One, vous allez publier votre premier album de BD L’Évasion (3). Mais déjà, vous faites beaucoup parler de vous : dans les médias, au festival de BD d’Angoulême et jusque dans le monde de l’art contemporain… Comment voyez-vous cet emballement autour de vous ?
Berthet One : C’est allé très vite. C’est un truc de fous. Il y a quelques mois, j’étais encore en prison. Oui, j’ai fait des bêtises [en l’occurrence braquer une bijouterie, ndlr]. Mais quand je me suis retrouvé à Villepinte, je me suis vraiment remis en question. J’ai décidé de reprendre mes études. J’ai d’abord passé mon bac puis j’ai obtenu un BTS en communication des entreprises.
Je dessine depuis que je suis ado. En classe, comme je m’ennuyais, je passais mon temps à caricaturer les profs et les élèves. Ça nous faisait rire. J’avais arrêté de dessiner en grandissant. Et puis c’est revenu en prison, pendant les cours ou dans ma cellule.
Un jour, un surveillant, fan de BD, est tombé sur un de mes dessins. Il a flashé et m’a demandé de faire une histoire. J’ai traîné… Il a vraiment fallu qu’il insiste. Mais à partir du moment où je lui ai donné le nouveau dessin, le buzz n’a pas cessé de grossir. D’abord dans la prison, où les autres surveillants venaient me demander des caricatures. Puis j’ai participé à l’exposition Talents cachés, où j’ai vendu mon premier dessin. Ensuite, ça a été le concours Transmurailles initié par le Festival de la BD d’Angoulême où j’ai gagné le premier prix.
Depuis que je suis sorti en février 2010, ça s’accélère. J’ai exposé à la Wild Stylerz Gallery, rue du Faubourg Saint-Honoré à Paris (4). Ça a attiré des médias. TF1 a fait un sujet. Je viens d’avoir une autre expo à la Galerie 3F. Je travaille aussi pour la presse, notamment avec Respect Mag, les journaux d’Aubervilliers et La Courneuve et maintenant Afriscope. Beaucoup de gens m’encouragent, me soutiennent. C’est un truc de fous…
Pour le buzz, vous vous débrouillez pas mal non plus Rachid Santaki. Votre nouveau roman, Les Anges s’habillent en caillera, vient de paraître. Et en Seine-Saint-Denis, c’est déjà un phénomène…
Rachid Santaki : Oui, c’est vrai mais ça ne doit rien au hasard. Je bosse comme un ouf pour assurer la promo de mon roman. Ce livre, je l’ai tout d’abord écrit pour les jeunes. Or, je le sais, beaucoup d’entre eux n’aiment pas lire. J’avais donc un vrai défi : trouver comment les attirer, les amener à ouvrir mon bouquin. Pendant huit ans, j’ai été rédacteur en chef du premier magazine gratuit des cultures urbaines, 5 Styles (5) Je maîtrise le street marketing qu’utilisent certains rappeurs. J’ai donc décidé de promouvoir mon livre comme un album de rap.
C’est quoi le street marketing, le marketing de rue ?
R.S : D’abord, j’ai commencé à créer le buzz bien avant la sortie du livre. Avec un site Internet uniquement autour du bouquin (6). Comme je sais que les jeunes sont souvent plus sensibles à l’image qu’aux mots, j’ai proposé à une boîte de production de tourner des petites vidéos à partir d’adaptation de scènes clés de mon roman. Domyprod a accepté de les produire et de les réaliser. On a tourné avec des acteurs amateurs ou des habitants de Saint-Denis. C’est important pour moi car cette ville est un véritable personnage de mon polar. J’y vis, je la connais à fond et j’avais envie d’en montrer la face sombre… Ces vidéos sont comme des extraits d’un film… sauf qu’elles renvoient à un livre (7).
Dans le même esprit, je voulais travailler avec un dessinateur de BD pour qu’il donne sa vision de mes personnages. C’est comme cela que j’ai rencontré Berthet. Son éditeur nous a mis en contact et Berthet a tout de suite été partant sur notre collaboration. Ses dessins ont alimenté le buzz. Enfin, j’ai fait une énorme campagne d’affichage sauvage en Seine-Saint-Denis : sur des murs, des palissades, dans des tunnels… comme pour un album de rap. J’ai aussi sillonné le coin avec un van promotionnel spécial qui porte le titre du roman. C’est ça le street marketing ! J’y ai passé mes nuits et mes week-ends mais ça a porté ses fruits. Au final, j’ai réussi à toucher ma cible. Ce qui n’était pas gagné.
Bien que vous ayez un parcours très différent, vous avez grandi tous les deux en Seine-Saint-Denis et fréquenté le milieu hip hop. Cela explique-t-il vos affinités artistiques ?
B. O. : Lorsqu’on s’est rencontré, on s’est aperçu que l’on connaissait beaucoup de gens en commun à Saint-Denis, à la Courneuve, à Saint-Ouen… Même si on n’a pas eu le même parcours, le fait de vivre tous les deux dans le 9-3, c’est une force. On a des connexions, des références, un univers commun. On se comprend parfaitement sans avoir forcément vécu la même chose.
R. S. : Quand Berthet m’a dit qu’il connaissait « Le Marseillais », dont je me suis inspiré pour le personnage principal de son roman, je ne m’y attendais pas ! Ça nous a encore rapproché. Mais notre complicité artistique repose sur deux choses plus profondes. D’abord, chacun admire vraiment le travail de l’autre. J’adore l’humour des dessins de Berthet. Je dépeins l’univers des cités de manière sombre mais Berthet arrive à le regarder avec drôlerie. Son message est très fort.
Ce qui nous rapproche aussi artistiquement, c’est qu’on a envie d’imposer notre style. On n’a pas fait d’école d’art ou d’études littéraires. On a longtemps cru que l’art, ce n’était pas pour nous. Parce que dans nos familles, dans nos quartiers, ce n’est pas valorisé. Mais aujourd’hui, c’est l’art qui nous permet d’exister. On est venu récupérer notre dû.
B.O : Totalement d’accord. Aujourd’hui, je discute avec des gens du 16e, du 8e [arrondissement de Paris, ndlr]. Il n’y a pas longtemps, je leur disais : « s’il n’y avait pas mes dessins, vous ne m’aimeriez pas. Je ne serai pas en train de dîner avec vous. » L’art me permet de ne plus être catalogué par ma couleur de peau.
Il y a quelques semaines, vous avez participé à une rencontre avec des collégiens de Saint-Denis organisée par le festival « Banlieusard, et alors ? ». C’est important pour vous de discuter avec des plus jeunes. Vous sentez-vous une responsabilité à leur égard ?
R.S : Bien sûr que j’ai envie de transmettre aux jeunes ! De leur montrer qu’il n’y a pas que le sport et le rap dans lesquels on peut réussir. Il y a aussi la littérature ! C’est pour cela que j’ai créé Le Syndikat. Je veux désacraliser la littérature : donner à ces jeunes non seulement l’envie de lire mais aussi d’écrire. L’idée, c’est de les attirer avec des romans comme le mien qui sont proches d’eux, pour ensuite leur faire découvrir d’autres genres, notamment les classiques. Le Syndikat a pour but de créer un pool d’auteurs. Aujourd’hui, la valeur des jeunes, c’est l’argent, l’argent et encore l’argent. Si je gagnais un million d’euros avec mes bouquins, demain tous les jeunes de quartier se mettraient à écrire des livres (rires) ! Ils ne seraient sans doute pas tous bons mais au moins ça leur apprendrait à écrire et à parler. C’est pour ça que je préfère promouvoir l’écriture au rap et au foot.
B.O : Lorsqu’on est médiatisé, on a de l’influence. Maintenant que c’est mon cas, j’ai un rôle à jouer. Je veux montrer aux jeunes qu’on peut venir de banlieue et réussir sans être braqueur. J’ai envie de leur donner le goût du travail. Pour le moment, je donne des cours dans un collège à Aubervilliers et à la PJJ [Protection judiciaire de la jeunesse, ndlr]. Ça me permet d’être en contact direct avec eux. Dans l’avenir j’aimerais bien pouvoir épauler des jeunes qui voudraient se lancer dans la BD.
Vous êtes tous les deux Français. Mais pour reprendre les clichés courants vous êtes souvent perçus dans votre quotidien comme un Noir et un Arabe. Que ressentez-vous par rapport à ces étiquettes ?
B.O : Je suis et je me sens Français. Même si on me fait souvent sentir que je ne le suis pas en me renvoyant à l’origine africaine de mes parents. Mais il a suffi que j’aille au Congo pour m’apercevoir à quel point j’étais Français. J’ai halluciné sur tout un tas de trucs au bled ! Le système D, l’improvisation, c’est tout le temps là-bas… Je n’en revenais pas. Beaucoup de choses m’ont fait bien marrer.
R.S : Ma mère est Française et mon père Marocain. Je me sens Français à 200%, plus Français qu’un Français. Ça ne veut pas dire que je n’ai pas un lien profond avec le Maroc. J’ai grandi les cinq premières années de ma vie au Maroc et j’y suis très attaché. En fait, je me sens ouvert sur le monde. En ce qui concerne les étiquettes qu’on nous colle, je dirais qu’il est plus facile pour moi d’y échapper que pour Berthet. Pour ma part, hormis mon nom, je peux me fondre dans la masse des Français blancs… Berthet lui doit tout le temps faire face aux préjugés liés à sa couleur.
Quels sont vos projets pour les mois, les années à venir ?
R.S : J’aimerais beaucoup que mon roman devienne un film. Mon objectif, c’est de devenir scénariste. Depuis le succès des Anges…, on me propose des projets. J’ai l’impression d’avancer… J’ai une détermination d’enfer. Je vais continuer de travailler pour faire du Syndikat un vrai pool d’auteurs et embarquer avec moi des jeunes qui en veulent aussi.
B.O : Mon album L’Évasion va paraître en juin aux éditions Indeez. Mais je suis déjà en train de travailler sur le suivant. J’ai créé le personnage d’Abigaëlle : une petite nana de la campagne, très moche, qui vient faire des études en ville mais est obligée de s’installer en banlieue. À travers sa découverte, j’ai envie de plonger le lecteur dans le monde de la banlieue. En montrant les aspects positifs, pas seulement les méchants, les petites nanas qui portent le voile et les bagnoles qui crament. Mon autre grand projet, c’est de développer des liens avec les dessinateurs de BD en Afrique. Y’a plein de talents là-bas qui sont complètement méconnus ici. J’ai envie de m’investir pour les soutenir dans leur travail et les aider à se faire connaître.

1. Le roman de Rachid Santaki Les Anges s’habillent en caillera a paru en janvier 2011 aux éditions Moisson Rouge.
2. « Street marketing » signifie « marketing de rue ». Cette technique de promotion s’étend de la simple distribution d’imprimés dans la rue à une présence au sein de grandes manifestations (compétitions sportives, festivals de musique…) en passant par l’organisation d’actions de rue. Cette technique permet de renforcer une communication de proximité… sans se ruiner !
3. À paraître aux éditions Indeez en juin 2011. Voir : [ici]
4. Galerie spécialisée et très renommée dans le monde du graff.
5. Voir [myspace]
6. [lesangesshabillentencaillera]
7. On peut voir ces vidéos sur le site ci-dessus.
Article paru dans le magazine Afriscope n°20 mars-avril 2011 et sur leur site :[ici]///Article N° : 10014

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